Réflexion photographique n° 1 : La pléthore

Jean Mounicq, grand photographe français, affirmait en 2012 que 90 % de livres photographiques ne devraient pas exister ! William Klein, autre grand photographe, affirmait que, si l’on voulait être honnête, la vie d’un photographe (même d’un grand photographe) se résume à une production digne d’intérêt (sur le plan artistique) oscillant entre 100 et 250 photos !

Ces réflexions de quelques « grands » devraient nous titiller. Elles n’entrent pas, malheureusement, dans le cadre de ce que l’on observe de plus en plus aujourd’hui. En effet c’est la profusion qui prend de plus en plus de place par rapport à la qualité photographique. Les plates-formes photographiques diverses sont des exemples souvent cités   : on y assiste non seulement à une profusion au détriment de la photographie qualitative, mais on y découvre aussi une confusion permanente entre ce qui est digne d’être montré au public et ce que l’on devrait garder pour soi ou pour un cercle familial.

Je ne vous apprends rien en vous disant que nous vivons dans une société de l’image : chacun croit donc bon de rendre publiques toutes ses propres productions même si elles ne présentent pas toutes un grand intérêt. C’est bien connu : tout le monde est photographe et se croit photographe ! Tout le monde aujourd’hui veut révéler au public et/ou publier ses photographies voire les exposer alors que celles-ci sont peut-être seulement dignes d’être montrées dans le cercle restreint de la famille ou de quelques amis.

Personne n’échappe à ce phénomène de la profusion et, comme le souligne un photographe, je pense que la poubelle est le meilleur ami du photographe !
Je ne suis qu’un photographe amateur (je ne vis pas de la photographie) et je me rends compte que j’élimine encore constamment des photographies : sur les quinze à vingt dernières années je n’ai montré au public que 550 photos. Encore beaucoup trop… et j’élimine de mois en mois. L’élimination, liée à un souci d’exigence, est une quête sans fin… et progressive ! Plusieurs réflexions de photographes (notamment celle de J-C Béchet avec sa technique de l’entonnoir) me poussent à viser à une élimination progressive, proche d’une auto-évaluation permanente. Et ce avant l’auto-destruction finale !!!

Jean-Pierre Poccioni, romancier et ami français, écrit ceci en prolongement de la petite réflexion personnelle qui précède :

« Prenons garde de ne pas mêler l’activité photographique “sociale” qui ne vise rien d’autre qu’une satisfaction personnelle et l’activité photographique à visée artistique dont un des buts est la constitution d’une oeuvre, éventuellement devant un public témoin. Sur le plan artistique je suis d’avis que la quantité, pléthorique ou non, est une notion qui ne présente pas beaucoup d’intérêt. Juge-t-on un peintre, un écrivain ou un musicien en fonction de la quantité d’oeuvres produites ?

Montrer des photos n’implique pas toujours une prétention artistique. Beaucoup de personnes agissent sous la pression d’un double effet. D’une part l’outil existe donc on l’utilise ! D’autre part l’époque fabrique un narcissisme qui compense en partie, ou tente de le faire, la déshumanisation de nos sociétés.

Ceux qui sur Facebook ou ailleurs s’exposent en dizaines d’exemplaires se montrent ou montrent ce qu’ils ont fait ou vu et cela est supposé intéressant en soi !

Et s’il n’est pas toujours facile d’échapper à certaines interminables séances de présentations de photographies dans le privé il est par contre facile d’éviter sur le Net les photographies sans intérêt.

Ainsi des auteurs sont heureux de voir leurs oeuvres publiées en ligne… même si personne ne les lit ou ne les regarde ! ».

Jean-Pierre Leclercq, membre du Photo-Club de Pont-à-Celles

 

 

Les deux questions importantes pour un photographe selon Jacques Kevers

Jacques Kevers est un photographe belge, spécialiste des techniques photographiques anciennes, avec qui j’ai l’occasion d’échanger à plusieurs reprises des points de vue concernant la photographie.

Un jour, il m’envoya le message suivant qui m’a sincèrement beaucoup interpellé et que je considère un peu comme une référence pour les photographes qu’ils soient amateurs ou professionnels, qu’ils fassent partie de clubs photographiques ou non. En tous les cas j’ai inscrit ce message dans ma bible personnelle (!) :

« Les principes de composition ne sont donc rien d’autre que des moyens que le photographe a à sa disposition pour atteindre le but qu’il s’est fixé. Cela implique évidemment qu’il connaisse ces moyens d’une part, et qu’il ait un but. Ce qui est moins souvent le cas qu’on pourrait le croire. Ma question« Pourquoi vous avez pris cette photo, et pourquoi voulez-vous la montrer ? » reçoit rarement une réponse. Beaucoup de photographes amateurs prennent leurs photos au hasard… ».

Jacques Kevers préfère parler, à juste titre, de principes de composition plutôt que de règles.

Les principes de composition ne sont pas des buts en soi. J’y reviendrai ultérieurement.

Il est bien entendu utile de connaître ces principes, mais ces derniers ne sont qu’un moyen à mettre au service des objectifs que l’on se fixe. Et ces moyens sont choisis par tel ou tel photographe en fonction de ses buts personnels.

Il n’y a donc pas, dit Jacques Kevers, des lois rigides qui nous enferment dans un carcan, mais une multitude d’outils à notre disposition pour nous aider à mettre en évidence dans une photo ce que nous voulons qu’un spectateur y trouve en priorité. On a tout intérêt de connaître ces théories, pour les appliquer à bon escient, mais chaque photographe est libre de les utiliser ou non, ou d’en sélectionner certaines plutôt que d’autres. Il n’y a donc pas un carcan, mais une formidable invitation à la créativité, la diversité et à  la liberté.

Il me semble que la notion de but ou d’objectif est importante. Trop de photographes, comme le dit Jacques Kevers, ne savent plus trop ce qu’ils font ! Ils prennent leurs photos au hasard ! Je suis personnellement toujours étonné de  voir, par exemple, le nombre de photos prises par certains photographes lors d’une ballade photographique et ce sans intention réelle. Ces mêmes photographes  me diront d’ailleurs le plus souvent avoir jeté la plus grande partie des photos prises. Ou pire ils ne feront plus le tri et montreront quasiment toutes les photos prises pour la plupart d’entre eux au hasard en mitraillant pour employer une expression très à la mode avec le numérique ! Ils auront même oublié que l’art de la photographie se développe en grande partie lors de la prise de vue.

Mais revenons aux deux questions de Jacques Kevers.

Deux questions, dit-il, qui ne reçoivent malheureusement pas de réponses dans les groupes ou clubs photographiques qu’il fréquente.

Je pense, comme lui, qu’il est important de savoir pourquoi le photographe prend telle ou telle photo : telle est la première question.

Il serait souhaitable que le « bon » photographe ne tire pas au hasard sur une cible en espérant que dans le lot des photos prises il y en ait peut-être une qui soit acceptable ! Il devrait peut-être avoir une intention qui le titille même si cette intention n’est pas toujours clairement formulable. Finalement il me semble donc intéressant de se pencher sur cette fameuse question qui nous évitera d’entendre des observations du style : « Mais je ne sais pas moi ! Je me trouvais là et j’ai mitraillé en me disant que cela pourrait être éventuellement intéressant ! ».

La deuxième question de Jacques Kevers me semble également intéressante. Mais pourquoi donc je souhaite montrer telle ou telle photo ?  En  d’autres termes, « que voulez-vous communiquer à votre public par cette photo ou cette série de photos ? » ou « Qu’avez-vous vu qui vaut la peine selon vous de communiquer à votre public par cette photo ou cette série de photos ? ».

On peut très bien, souligne Jacques Kevers, vouloir enregistrer une image pour son usage personnel, à titre de souvenir par exemple, sans avoir envie de la montrer à des tiers. Mais destiner une photo à d’autres  implique qu’on lui attribue une valeur plus universelle, susceptible d’intéresser un large public. La photographie devient alors outil de communication et un langage à part entière. Si l’on désire la montrer au public, l’on doit aussi s’interroger sur le but poursuivi. On ne communique donc pas sans raison.

Pour terminer j’aimerais ajouter une idée importante, que m’a rappelée notre Président Francis Descotte, entièrement d’accord par ailleurs avec les deux questions de Jacques Kevers. Et cette idée exprimée par Francis Descotte est la notion d’imagination personnelle. Le but n’est pas de recopier ce que l’on a appris, mais d’aller au-delà et d’oser exploiter la part d’imaginaire qui est inscrite en nous. On peut aussi très bien prendre une photo parce qu’elle plaît à soi-même (on a pris plaisir à exploiter notre imaginaire) et ensuite la soumettre la photo aux deux questions de Jacques Kevers.

Enfin voici une des citations préférées de Jacques Kevers :

« Disons d’abord ce que la photographie n’est pas. Une photographie n’est pas une peinture, une poésie, un symphonie, une danse. Elle n’est pas simplement une jolie image, ni un pur exercice de contorsionisme technique ou de recherche du tirage parfait. Elle est ou devrait être un document significatif, une déclaration pénétrante, qui peut être décrit par un terme très simple :  sélectivité » ( Berenice Abbott, in « Infinity » magazine, 1951).

 

Une réflexion de Jean-Christophe Béchet : la photographie Chantilly et Ketchup

Un article très intéressant pour tous les photographes actuels, qu’ils soient amateurs ou professionnels : éviter la photographie Chantilly et Ketchup ! Je souscris quasi totalement aux idées évoquées dans cet article.

Je remercie Jean-Christophe Béchet, photographe français et rédacteur en chef adjoint de Réponses Photo, de m’avoir autorisé à reproduire son article paru dans Réponses Photo de Juin 2007. J’en profite pour vous recommander cette remarquable revue qui constitue une référence essentielle pour les photographes.

Un autre monde ?

Disons-le tout net, j’ai l’impression que la photographie amateur a pris un virage esthétique inquiétant ! Je sais qu’en attaquant ainsi bille en tête ce bloc-notes, je vais en choquer plus d’un. Pourtant je ne peux plus cacher mon actuelle perplexité devant les images envoyées aux différents concours et publications réservées aux photographes amateurs. Parfois je les découvre en tant que membre du jury, parfois en spectateur de l’expo finale. Et chaque fois, de mois en mois, je vois décroître le nombre de photos du « réel » au profit de collages, montages et autres « photoshopages » plus ou moins grossiers : le moindre paysage se voit affublé d’un ciel d’apocalypse où des éclairs jaune vif se détachent d’une accumulation de cumulus menaçants. Quant aux portraits, ils dévoilent des visages tellement « nets » et lissés que j’ai l’impression de visiter le musée Grévin ! De même la plupart des « instantanés » de reportage ou de voyage semblent tout droit sortis d’une plaquette d’agence de tourisme avec un ciel bleu hollywoodien et des personnages tellement pittoresques qu’ils semblent issus de films de Walt Disney ! Je n’oublie pas non plus les sempiternelles photos de sport où la moindre action d’une banalité affligeante est « sauvée » par un grossier flou Photoshop censé montrer la sensation de vitesse. Bref, j’ai l’impression de ne plus vivre sur la même planète que tous ces « photographes » qui passent plus de temps à créer sur ordinateur un monde virtuel qu’à saisir celui qui nous entoure.

Doser ses effets

Ne croyez pas pour autant que je sois un tenant de « la pure réalité » photographique. Bien au contraire, j’aime les photographes qui affirment leur style et j’admire les manipulations de labo de Giacomelli, les ciels noirs excessifs de Bill Brandt et même les entorses aux règles du reportage que s’autorisait parfois W. Eugene Smith quand il réunissait sur un même tirage deux négatifs. Mais le contexte actuel est fort différent. En effet, avoir un « style », une « patte », une « signature », ce n’est pas utiliser systématiquement un ou deux filtres et les appliquer à tout bout de champ. Ou considérer que tous les ciels doivent annoncer la fin du monde ! C’est quelque chose de plus subtil, de plus « personnel » où l’outil utilisé disparaît au profit du point de vue (ou du message esthétique selon les cas) que l’on veut faire passer. Qu’aurait-on penser il y a dix ans d’un photographe qui aurait rajouté un filtre Cokin « arc-en-ciel » ou « tabac dégradé » à toutes ses images ?

Chantilly et ketchup

L’outil numérique avec ses infinies possibilités impose aussi une autre attitude que celle du labo argentique. Avant, toute « manipulation » demandait un vrai savoir-faire et une technique affirmée. Les images avec des retouches réussies ou les sandwichs de deux images restaient des exemples minoritaires avec souvent un cachet artisanal qui les rendait sympathiques. Aujourd’hui, la plupart de ces manipulations sont à la portée de tous et ce sont au contraire les interventions invisibles qui demandent une vraie compétence. Je compare souvent la photo à la cuisine : quand on met un peu de chantilly de temps en temps sur de bonnes fraises sauvages, c’est délicieux. Si on en mange à tous les repas cela devient un peu lourd. Et si en plus cette crème est utilisée avec abondance pour masquer le goût frelaté de fruits sans saveur cela devient vraiment indigeste ! C’est un peu ce que je ressens devant certaines photos où j’ai même l’impression que l’auteur a encore rajouté du ketchup sur la chantilly pour affirmer son style. Du coup, tout cela devient un peu écoeurant à mon sens.

Une lutte inégale

Au-delà de mes goûts personnels, cette déferlante d’effets numériques dans la photographie amateur m’attriste aussi pour une autre raison : en récompensant lors de concours des images qui n’ont plus rien à voir avec la photo traditionnelle (et qui, disons le mot, s’apparentent plutôt à des peintures digitales qu’à de la photo), les jurys actuels découragent ceux qui continuent à témoigner du réel. Comment lutter avec ses fidèles Kodak Tri-X ou ses exigeantes Fuji Velvia 50 quand les concurrents peuvent créer de toutes pièces une image avec moult collages, fusion et autres films numériques, quitte même à voler quelques bouts d’images sur Internet ? Est-ce que cela a un sens de ranger ces deux types d’images dans la même catégorie ? D’où la nécessité à mon sens de réformer les concours amateurs en créant deux catégories. L’une « photographique » où l’auteur s’engagerait à n’avoir utilisé que des outils d’amélioration de l’image réelle (recadrage, accentuation, équilibrage des densités et des contrastes), bref comme en argentique. Et l’autre purement « graphique » où les images seraient des créations virtuelles réalisées sur ordinateur. Chacun y gagnerait. Les photographes, pour lesquels 95% de l’image se jouent à la prise de vue, comme les peintres numériques pour lesquels la création visuelle s’effectue essentiellement sur l’ordinateur. À mon sens le temps de la clarification est venu.